TROUBLER LE REGARD


Lucia Sagradini

Elsa Mazeau éclaire «l’être là» par ses inscriptions éphèméres qui prennent au bond le social. Il y a dans le geste performatif un partage, d’un côté le travail réalisé par les personnes et de l’autre la proposition de situations de l’artiste, «son écriture», et le
moment où elle phtographie ce geste investi par les autres.  Dans ce sens, il y a la démultiplication d’expériences pour imaginer un être ensemble qui puisse sortir des pistes d’une vie à l’ordonnancement trop limité. Puis cette pratique artistique se pérennise dans un travail photographique qui garde la trace de ces expériences performatives et collectives. 
Là encore, la photographie se transforme, elle peut changer de support. Le polystyrène, qui la rend vulnérable, retrouve la fragilité de la performance photographiée, comme dans Statue équestre vivante; mais aussi dans le travail sur le support et l’impression, comme dans Khettaras, photographie sur métal ou impressions d’images sur de la porcelaine où sont pris des morceaux de matelas qui finissent par disparaître dans la combustion, pour Résidents. L’endroit où la chose se pose et le double deviennent aussi des espaces d’interrogation. La question est aussi celle du reste. Si l’artiste met en écho le support et le matériau de l’immeuble, par exemple, il est aussi possible de penser qu’il y a un autre questionnement qui touche à la pratique, à sa fragilité et à sa profonde vulnérabilité malgré le souci de chercher à perenniser des traces. Les traces d’Elsa Mazeau sont ambiguës, soit par l’illusion qu’elles provoquent, soit lorsqu’elles semblent chercher, dans la diversité des supports, une forme d’érosion par la remise en question. Dans ce renversement et dand s ce travail du support, à chaque fois, il y a de manière insistante cette focalisation sur un trouble du regard, celui de voir les choses différemment, de les voir apparaître dans un reflet qui n’est pas certain. Le verre gondolé de Man Ray, c’est le changement d’échelle d’Elsa Mazeau, les décalages des objets, comme lorsqu’elle demande à des enfants de réaliser des Curriculum vitae, l’objet devient étrange, incongru, mais il nous rappelle aussi de nous méfier d’une norme et de ne pas oublier l’essentiel. Curieusement, l’illusion et le trouble ouvrent des perspectives. Quand je regarde les images de Statue équestre vivante et que j’imagine la petite fille ou le grand adolescent qui ont posé sur un cheval et qui sont devenus statues de sel, j’imagine l’impact de l’expérience. Cette trouée est aussi à l’œuvre lorsque les jeunes rejouent leurs telenovelas préférées pour apparaître eux-mêmes dans un film. Là encore, il y a cette puissance de l’expérience, qui ne s’affirme pas dans une «acrobatie» visuelle ou artistique, mais qui s’inscrit dans des formes ténues, un peu comme lorsque Andre Cadere posait ses bâtons dans la salle d’exposition. Elsa Mazeau déchire le réel pour lui donner son intensité avec une retenue qui ne doit pas nous égarer sur sa capacité à ouvrir le champ des possibles.  Elsa Mazeau construit dans l’interaction des êtres, à la construction d’un geste commun performatif qui viendra ensuite se cristalliser dans  une image photographique ou dans une image filmée. La pratique d’Elsa Mazeau se caractérise par une double détente. Elle se fonde sur un travail participatif où d’autres vont se saisir de sa présence pour transformer l’ordre des choses. Le monde se redécouvre – différent, impertinent, enchanté. Les roues et les manèges poussent sur les grues ou les logements, dans Corrections d’architectures, le jeune garçon de la cité devient héros, dans Tvfavela, les statues de bronze se transforment en pâte molle et prennent des couleurs acidulées dans Statues publiques, les ballons ont des yeux pour Réhabilitations et les messages bombés sur les chantiers archéologiques se gravent dans l’espace photographique. Il s’agit d’une pratique artistique concentrée sur l’idée de déplacement, poussant à la construction d’agencements et de rapports autres au monde qui nous entoure et à ce qui nous lie. La société humaine devient joueuse, bagarreuse, taquine. Elle se joue dans l’espace urbain et le revisite: qu’est-ce que cela signifie «vivre en banlieue»? Comment occuper ou vider une place? Comment la transformer ? «son écriture», et le moment où elle photographie ce geste investi par les autres. 
Dans cette coopération, son choix de faire intervenir les habitants d’un lieu, elle réinvestit avec eux les lieux de vie, les espaces vagues ou publics, et se construisent ensemble des ré-interprétations qui opèrent des déplacements. 

Cette pratique nous semble se situer à l’endroit de l’inters- tice, à creuser des écarts, qui ne sont pas loin de nous faire penser au Merzbau de Schwitters, un univers dans lequel se cache l’inattendu de l’entre-deux. 

Elsa Mazeau éclaire «l’être là» par ses inscriptions éphèméres qui prennent au bond le social. Il y a dans le geste performatif un partage, d’un côté le travail réalisé par les personnes et de l’autre la proposition de situations de l’artiste, «son écriture», et le moment où elle photographie ce geste investi par les autres.