MARCHER DANS LES ÉCHANTILLONS


entretien avec Loic Bertrand, 
physico-chimiste,chercheur à l’Université Paris-Saclay, spécialiste de l’étude par imagerie spectrale des matériaux anciens et patrimoniaux

       
Elsa Mazeau — Tu es distancié des terrains de fouille. Quelle relation as-tu par rapport à la fouille elle-même et à l’origine du terrain d’où vient l’échantillon ? En sachant que je parle de la fouille de manière élargie, car le terrain est multiple pour toi (échantillons de tableaux, fossiles, textile...). 

Loïc Bertrand — Pour moi, il y a un continuum de fouille entre le terrain et le laboratoire. Le terrain, ici à Ipanema, c’est la relation aux personnes qui apportent différents niveaux de compétences et de connaissances sur les objets. L’objet passe d’une personne à l’autre. De fait, ce sont les collègues qui nous racontent la réalité du terrain. Nous ne sommes pas les pieds dans le sol archéologique, paléontologique... Il y a souvent « un collègue d’écart ». 

EM — Qu’est ce que tu entends par un collègue d’écart ? 

LB — C’est-à-dire qu’il y a effectivement quelqu’un qui prélève juste avant et qui nous amène l’échantillon. Mais c’est cette personne avec laquelle nous travaillons directement. Nous ne sommes donc pas à la fin de la chaîne avec un terrain tout à l’autre bout. 

EM — Dans un autre temps, les géographes rapportaient des récits d’expériences de voyages vécus véhiculés par la parole et non par l’objet, ils tentaient de restituer une géographie. Tu trouves que ça ressemble ? 

LB — C’est amusant que tu dises cela. Par exemple, hier, lors d’une réunion au ministère de la recherche consacrée à la mise en place d’une infrastructure européenne, la question du récit a également émergé. Effectivement, lors de l’étude sur le terrain ou en laboratoire, nous partageons encore plus la construction d’un espace de récit autour de l’objet que l’objet lui-même. Cela me semble très pertinent de voir notre activité de cette manière. C’est un point central que de réussir à formuler conjointement une interprétation, une analyse. Cela m’évoque d’ailleurs autre chose, au sujet de la « géographie ». Un collègue ipanémien nous disait qu’en télédétection spatiale tu collectes bien sûr des images d’un terrain, mais tu es ensuite en mesure de t’y rendre pour vérifier les données collectées... Nous ne pouvons pas faire cela : à partir du moment où tu te donnes comme outil les instruments les plus à la pointe pour essayer de comprendre ce qui se trouve dans le matériau, il n’y a plus d’outil plus évolué pour permettre de décider si c’est « ça » ou « autre chose ». C’est ce que l’on appelle l’« absence de réalité terrain ». Nous sommes dans un volet exploratoire au sens des géographes que tu évoquais tout à l’heure. Nous sommes à la frontière du réel au-delà de laquelle on ne sait plus. Nos travaux relèvent donc bien, à mon sens, d’une opération d’exploration ou de découverte. 

EM — C’est étonnant car vous touchez indirectement avec l’outil un peu comme un photographe avec une lentille d’appareil photo. 
LB Ou comme tu touches avec ton œil. 

EM — Quand tu parlais de l’élaboration d‘un récit commun entre les archéologues de terrain et vous au laboratoire, est-ce que tu fais une différence ou s’agit-il d’une même fouille ? Est-ce-que l’objet est commun, entre la réalité du terrain et celle de l’objet ? 

LB — Commun au sens physique, pas nécessairement, car il y a cette question des échelles : quand tu passes du terrain métrique à l’échelle du micromètre, tu as six ordres de grandeurs. C’est gigantesque, donc, de ce point de vue là, le lien n’est pas si évident que ça. Par la suite, au niveau du scénario interprétatif que l’on se donne, on essaye souvent de transcender les échelles pour comprendre ce qu’il s’est passé. Je suis d’accord avec ce que tu dis, on va trop vite en disant que l’objet physique est partagé par les archéologues sur le chantier et nous au laboratoire. On ne franchit facilement les échelles ni dans un sens ni dans l’autre. Par contre, l’interprétation, elle, revient à une réalité que l’on arrive un peu près à partager en décrivant l’environnement d’enfouissement dans lequel l’objet se trouve, le geste qui a été fait pour produire un objet. C’est là où, comme tu le disais, le récit est plus commun que l’objet. 

EM — Ce qui est impressionnant sur les chantiers de fouille à proprement dit, c’est une dimension extrêmement physique et pas du tout distanciée à la matière. Les archéologues sont impliqués par le geste, ils dessinent le terrain avec des pelleteuses par exemple pour le diagnostique et ils redessinent quand ils fouillent. Avez-vous aussi l’impression de dessiner ? 

LB — Il me semble que tu emploies le terme « dessiner » avec deux sens distincts : en tant que trace de l’opération de l’homme dans son activité et du côté de l’interprétation. Dans ce second sens, je vois ce que les physiciens appellent le rasoir d’Occam, c’est-à-dire le postulat que l’on est plus proche du fonctionnement physique d’un système quand on arrive à en tirer les généralités. Dans nos disciplines, ce débat est aujourd’hui intense. Faut-il considérer la particularité du système tel que tu le regardes alors que celui-ci est toujours un peu en marge de la loi de comportement, ou chercher une explication globalisante ? 

EM — Les archéologues de terrain font des images aussi, il prennent des photos de ce qu’ils ont découvert et agencé afin de documenter leur travail. Mais votre rapport à l’image est très différent, vous rentrez par le biais d’outils dans la matérialité. Il y a un réel écart. Ce que je vois ce sont des filtres, des effets, des codes... pour y voir autre chose. 

LB — La résolution de l’œil est assez extraordinaire. On peut, par exemple, voir sans difficulté un cheveu de bébé de dix microns (un centième de millimètre) de diamètre. Quand nous sommes à des échelles qui restent micrométriques, nous ne voyons pas si loin de la réalité palpable. Si tu regardes ton objet avec un microscope optique, tu n’observeras pas de choses fondamentalement différentes qu’à l’œil. 

EM — Je parle des images que vous produisez ... 

LB — Effectivement, quand tu pars vers autre chose que la microscopie optique : la réponse d’un échantillon à une stimulation à un photon hors du domaine visible ou à partir d’autres sondes électroniques, ioniques, neutroniques... je suis d’accord, l’interprétation n’est pas directe. A vrai dire, cela ne me surprend plus. 

EM — Je m’interroge sur la relation que vous entretenez avec la matière qui est beaucoup plus distante que sur un chantier archéologique ou un sondage. Comment projettes-tu l’échelle du corps qui est finalement assez mentale à cet endroit ? 

LB — C’est une drôle de question. Le fait que les contrastes ne soient pas les mêmes revient à une réalité de terrain à petite échelle, il y a une relation assez directe avec la matière. Cela dit, nous ne sommes pas à l‘échelle du parcours du terrain. Mais, nous sommes évidemment très emprunts de l’expérience du réel à macro-échelle. Une bonne partie des images mentales que l’on a en étudiant un échantillon est de l’ordre de la marche, de l’observation ou du paysage. C’est une relation problématique, car dans bien des cas on se retrouve à en retirer une vision simplifiée ou à être saisis d’images qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité physique de l’objet. En balayant un objet, en l’imageant, en le scannant, en le parcourant, on a vraiment des images qui sont celles de la marche et du parcours, nous marchons dans les échantillons. 

EM — Vous marchez par le biais de l’instrument. 

LB — Nous avons eu l’occasion de discuter avec un certain nombre de collègues de la notion de « découverte au fur et à mesure ». Tu caractérises un échantillon en t’y promenant au sens où tu vas collecter des informations au fur et à mesure. Tu te rapproches d’un point qui devient de plus en plus intéressant, tu passes du temps en ce point puis tu en ressors pour voir autre chose et regarder autour. Ces aspects de zoom et de sonde produisent des effets intenses en imagerie et résonnent fortement avec le parcours, la marche et le paysage. 

EM — Comment envisager ces deux échelles ? Ça parait tout à fait fictionnel : les archéologues que j’ai rencontré sur le diagnostique de l’INRAP à Moissy-Cramayel (77) étaient perdus dans 48 hectares de terrain, de la même manière, sauf qu’il sont sous la pluie en plein hiver. Pour moi qui ne le vis pas, il y a quelque chose d’incroyable à voir ces archéologues, chercher en ayant au préalable fait des tranchées tous les 15 mètres qui font elle-même 500 mètres de long, extrairent un échantillon minuscule dans lequel vous-mêmes vous vous perdez dans son territoire immense. 

LB — ... qui pour moi est associé à l’expérience physique de la manipulation et génère des souvenirs très précis. Je me souviens par exemple d’un échantillon de blanc de zinc, un pigment ancien. Nous essayions de localiser une zone d’analyse pour la caractériser par différents instruments sans point de référence simple. Nous essayions de nous retrouver dans ce que l’on appelait ensemble « une île », parce que ça ressemblait à une île vue d’avion, avec le continent et d’autres îles autour. On essayait de retrouver le même archipel. On passait des heures à tourner. Au delà des échelles, nous sommes dans une même expérience sensible. 

EM — L’analyse de l’échantillon produit un territoire sans limite, mais en même temps c’est une cartographie limitée car vous recherchez quelque chose d’extrêmement précis. 

LB — Dans notre champ disciplinaire, je ne dirais pas que nous cherchons des choses « extrêmement précises ». Le hasard, la sérendipité reviennent de manière cachée ou claire constamment. 

EM — À Ipanema, il y a un territoire de recherche élargie. Quels sont l’objet et la spécificité de tes recherches ? Les manipulations notamment sur les lignes du synchrotron Soleil semblent des moments très précieux. Quand je vous entends, il me semble que l’enjeu est important, vous n’avez pas beaucoup de temps, il faut un résultat à l’appui, c’est une attention soutenue, l’atmosphère est tendue, le temps se concentre. 

LB — J’essaye aussi, à travers une dizaine d’expériences par an, de mieux apprécier ce qu’est la réalité de notre pratique – pour changer les outils et les pratiques. Par exemple, la plupart des outils que nous avons partent du présupposé que nos échantillons sont homogènes. Or, ils ne sont pas du tout homogènes. Pour autant, ils ne sont pas « n’importe quoi ». Si tu regardes un échantillon archéologique, tu ne trouveras pas des milliers de phases minérales. Seules quelques phases sont présentes. La plupart des outils qu’on a aujourd’hui ne sont pas adaptés à des analyses quantitatives. Cette question des outils est au cœur de mon activité de recherche et fait partie de la recherche. 

EM — Y a-t-il des échantillons muets ? Ça existe ? 

LB — Il y a des échantillons dans lesquels tu cherches une confirmation. Mais dans le travail de recherche, il y a aussi la surprise. Cela rejoint la question de la sérendipité au sens où il faut être en mesure de laisser la surprise arriver et de changer le cours de l’expérience en train de se faire. L’expérience est un espace de tension parce que tant que tu es du côté de la confirmation, tu n’es pas dans la découverte réelle. Tu peux écrire de jolis papiers [articles] de confirmation qui sont... des papiers de confirmation. Tu as aussi la non-information : dire « il n’y a pas ça ». Je me bats auprès de jeunes collègues pour leur dire « il faut publier le fait que tu ne l’as pas
vu ». Rester suffisamment ouvert est le plus difficile et formateur en recherche. Quand un étudiant revient et te dit « je pensais que c’était telle résine mais en fait je ne trouve pas de résine, donc il va falloir passer un autre échantillon », tu as quelques minutes pour décider si l’expérience doit basculer d’un seul coup. Tu peux changer les conditions analytiques pour savoir si ce n’est pas autre chose. C’est une autre façon de parcourir un paysage. Tout cela est très abstrait, non ? 

EM — Non, tout raisonne pour moi de manière plus que concrète dans le champ de l’art. Qu’est-ce-que ça veut dire pour toi une archéologie du présent, est-ce qu’il peut y avoir des objets d’intérêt et récents ? Peut-on analyser des objets qui ont peu d’histoire, est-ce que ça parlerait un peu plus de nous aujourd’hui ou pas du tout ? Deviendraient-ils des archétypes du présent ? 

LB — Aujourd’hui en termes d’archéologie ou d’archéométrie, et toutes les disciplines qui vont avec, par exemple la taphonomie – c’est-à-dire l’étude des lois de conservation des matériaux en milieu d’enfouissement, on utilise une approche diachronique, commune à des objets très anciens et au contraire très récents, comme par exemple ceux issus de périodes subactuelles ou du patrimoine industriel. 

EM — J’aime beaucoup l’idée de fouiller un endroit où il n’y a rien d’ancien, par exemple mon intention est de fouiller un bidonville carioca, il n’y avait que la forêt et aujourd’hui les sous-sol sont en quelque sorte des poubelles enfouies des habitations récentes. Regarder des objets proches de nous avec peu d’histoire et enfouis par nous, est-ce que ça fait sens ? En quoi sont-ils plus ou moins présents ? En quoi ont- ils plus ou moins de valeur ? 

LB — J’ai du mal avec la question de la « valeur », car pour nous ce sont des objets scientifiques à partir du moment où ils permettent d’atteindre une information de nature scientifique. Hier, par exemple, une collègue archéologue demandait en quoi, si elle trouve un bijou mérovingien dans un sol, il serait plus important archéologiquement que le charbon d’à côté. Pour ma part, je ne vois pas plus de valeur dans l’un ou dans l’autre à partir du moment où ils nous apportent une information de nature historique. 

EM — J’entendais valeur dans le sens où ils sont écho à un présent et à une proximité affective. Mais aussi ils sont plus accessibles, peut être moins détériorés... 

LB — C’est plus complexe car il y a des périodes anciennes avec préservation exceptionnelle, par exemple d’objets organiques paléontologiques que l’on va retrouver préservés jusqu’à l’échelle moléculaire et au contraire des objets beaucoup plus récents moins bien préservés. 

EM — Vous avez des moyens incroyables pour regarder des choses très complexes. Voyez-vous moins de chose avec des échantillons plus récents... ? 

LB — Je ne vais pas dire que ce n’est pas une question, car c’est quelque chose pour lequel on se bat institutionnellement. Quand on met en place ici un comité de sélection des projets d’analyse, on se bat pour que les gens aient cette sensibilité dont tu parles. Si pour nous ce n’est pas un enjeu, on voit bien que pour des collègues ça l’est. Ce que je défends c’est de ne pas considérer cette acception usuelle de la valeur. 

EM — Mais combien as-tu étudié d’objets ici qui ont moins de 50 ans ? 

LB — Pas beaucoup. Mais ça ne dépend pas de nous c’est en amont et nous n’avons que peu de prise. Il ne nous revient pas de prendre la décision. Effectivement, nous n’avons pas étudié beaucoup d’objets du patrimoine contemporain par rapport à la peinture Renaissance. L’archéologie industrielle ou technique est également un parent pauvre comparativement à des périodes plus anciennes d’occupation. Mais nous ne faisons pas nous-mêmes cette distinction. 

EM — Si on met en corrélation l’espace habité et l’espace fouillé, il y a une tension avec le sous-sol. C’est ce que j’ai pu appréhender avec le « Déjeuner sous l’herbe » de Daniel Spoerri. Et c’est aussi ce qui m’intrigue avec les chantiers de l’INRAP en amont de nouvelles constructions. Ca génère peut-être un aspect assez simpliste d’analyser des évidences, qu’est-ce que ça veut dire d’étudier quelque chose dont on connait déjà beaucoup d’aspects ? Par cette sorte de mise en abîme, l’étude apporte- elle un nouveau récit ? La question ne semble plus appartenir qu’aux seuls chercheurs mais aussi aux habitants. 

LB — C’est une question délicate, ici on est toujours sur des questions de temporalités passées.