L’INVENTION DE SOI
Entretien avec Olivier Marboeuf, commissaire d’exposition
Elsa Mazeau — J’ai réalisé mes premières images chez les Indiens Yanomami, en Amazonie brésilienne. Ce sont eux qui, croyant que je leur volais leur âme en les photographiant, m’ont appris combien la photographie était avant tout un échange. Mes travaux sont le résultat de rencontres. Je choisis mes modèles dans la rue, etc. Là où ils sont et où je décide de travailler. Je saisis, alors, l’image et/ou la parole de l’Autre et il devient modèle, acteur, narrateur, etc. Nous définissons toujours ensemble ce qui est possible ou ce qui ne l’est pas. Dans la série Catalogue de Mode, par exemple, certains ne voulaient pas être identifiés, nous avons donc choisi une pose de dos, le vêtement étant toujours aussi visible.
OM — On pourrait dire que ces photographies – et la plupart des vidéos aussi - traduisent une certaine confiance dans les images à une époque de défiance grandissante vis-à-vis du visuel ; confiance dans leur capacité à rendre intelligible une réflexion, à permettre un échange ouvert avec le spectateur.
EM — Mon rapport à l’image est de l’ordre de l’engagement, car l’image s’adresse aux gens mêmes avecqui je la produis. Je fais donc confiance à ce que peut transmettre l’image, dans le sens où elle est pour moi un moyen de partager et de pauser des questionnements. Mais, la relation qu’entretient celui qui la voit avec l’image, ça le regarde.
OM — En fait, il me semble que ces images nous donnent accès, ce qui est assez particulier, à plusieurs strates du réel simultanément. Peut-être traduisent-elles sans le vouloir l’état de notre propre psychisme en tant que citadins: nous nous trouvons de plus en plus en prise avec des stimuli visuels qui font irruption dans notre imaginaire et notre mode de pensée se trouve structuré par ces multiples informations.
EM — J’aime l’ambiguïté du statut hybride entre document et représentation construite. C’est dans un contexte vécu que je recompose plastiquement la réalité. La construction permet de donner à voir : le moment tel qu’il est + la personne à un autre moment (celui renvoyant à la question qui lui est posée) + la rencontre (l’activité que je provoque). S’additionnent alors simultanément dans une même situation des dimensions temporelle, identitaire et géographique. Peux-on parler de photographie quantique ?
OM — Ce qui est étonnant c’est qu’elles renversent par ailleurs le clivage image/texte qui structure la pensée judéo-chrétienne : l’image produit du sens, et le texte devient visuel.
EM — Le texte est un élément visuel ou sonore sur lequel je m'appuie pour réaliser des choix plastiques. Les gens énoncent une prise de position et affirment une identité à travers leurs mots. L’écrit, comme réponse à une question fait partie de l’enregistrement. Ainsi, le texte et son support sont souvent physiquement présents dans le lieu de la prise de vue : la craie, le marqueur, le journal, le sac plastique, etc. Ce dernier présent dans Complémentaire peut paraître "à la manière d'une bulle de bande dessinée, les pensées et projets intimes", comme l'écrivait Fabienne Fulchéri dans le « Journal des Arts ».
OM — On est d’une certaine manière en pleine problématique de communication même s’il s’agit plutôt de transmettre des questions que des réponses ou de vendre un produit. Cependant, on ne peut s’empêcher de penser à l’esthétique de la publicité.
EM — Les goûts personnels n’ont-ils pas été induits en partie par un matraquage médiatique qui instaure de nouveaux canons esthétiques ? J’utilise certains rapports qu’on entretient avec la publicité, par exemple les photographies de la série Catalogue de mode, ont été accrochées à une hauteur inhabituellement haute pour prononcer la relation à des affichages publics. Comme elle, j’aime l’idée du « populaire ». Mais là où le publicitaire crée de toutes pièces une situation qu’il a pensé à l’aide de moyens conséquents, je développe un travail qui part de l’état d’une situation réelle telle que je la rencontre à un moment donné. Mon rôle est plutôt d’y porter un regard critique.
OM — Par ailleurs, il y a peut-être à discuter aussi du résultat visible du travail qui à mon avis est globalement plus distant que le procédé qui l’engendre. Ces galeries de personnages traduisent une certaine simplicité, voire une apparente froideur, alors que de ton côté tu insistes beaucoup sur la dimension relationnelle du travail, sur la qualité de la relation induite qui est à la base même des images. C’est peut-être là une des contradictions des séries photographiques : elles donnent finalement à voir la domination symbolique de celui qui produit les images, qui posent les questions non pas « avec » mais « à travers » les autres.
EM — Moi je suis hors champs, mais je construis à travers eux; sujets. En quelque sorte, la rencontre produit l’image. Ma position en tant que photographe implique un croisement des regards : le regard avec lequel je vois l’autre recevra en réponse le regard avec lequel l’autre me voit. Aussi, les photographies nous incitent à porter une attention aux gens qui sont ici confrontés à leur solitude, à leurs choix, à l’identité qu’ils construisent. Quelque part, comme l’exprime Jean-Claude Moineau, ils montrent l’impossibilité de partager leur solitude. Est-ce là l’origine de cette rigidité dont tu parles ?
«C’est dans l’anonymat du non-lieu que s’éprouve solitairement la communauté des destins humains.» Par la mise en place de situations pour réaliser mes images, de nouveaux espaces sont créés et me font un peu penser aux non-lieux dont parle Marc Augé.
OM — Dans cette quête de l’identité idéale, tu réinscris très justement la place du stéréotype dans ce qu’il apporte de confort à l’individu. De ce point de vue-là, ton travail traduit assez bien le dilemme de l’être social pris dans un élan contradictoire entre un besoin de différence et un besoin d’identité, j’utilise ici le terme « identité » dans son sens premier, c’est-à-dire un besoin du « même », une conformation.
EM — Je travaille souvent par séries. L’addition d’identités différentes placées dans un même contexte (spatio-temporel) nivelle les différences, dévoile des stéréotypes. Il ne s’agit pas d’analyse sociale ; le loisir, le temps libre, le travail, l'habitat, etc : révélateurs de nos représentations identitaires, me servent de matière pour construire. Je tente de réaliser des images qui soulignent en permanence l’équilibre précaire qui s’établit entre les aspirations fantasmatiques et les conformations socioculturelles. Elles montrent alors en quoi le phénomène de la mondialisation marque de façon importante notre manière de vivre et comment l’inflation des choix entraîne la standardisation. Dans Maisons de rêve, un élève me dit : " j'invente ce système d'habillement, mais personne n'aura honte puisque nous serons tous habillés de cette manière ". Il est remarquable de voir à quel point la notion de tribu, de reconnaissance des siens, donc du bien, du beau, est importante.
OM — Il y a cette question de l’invention de soi qui traverse plusieurs de tes propositions. Et là, on retrouve un peu le clivage entre l’apparence, disons la part sociale, l’image que l’on donne à l’Autre, et quelque chose qui est « derrière » : un espace de réinvention possible dans l’imaginaire. Cette question de la réinvention est très intéressante car je pense qu’elle touche simultanément à l’intime et au public et trace une ligne cohérente dans ton travail. Ce que je veux être, c’est à la fois pour moi-même mais aussi dans mon rapport à la société. La poésie et l’humour que tu convoques autour d’une question fondamentalement politique : qu’est ce que je voudrais être et que je ne suis pas ?
EM — Dans mes propositions, toutes les réponses se valent, c’est l’ensemble qui fait sens. La question du travail, de l’activité, du métier a pour moi une place importante. Ce que j’aime avec l’objet CV, c’est la possibilité d’agencer sa propre expérience professionnelle, de la démultiplier et la réactualiser selon la fonction ciblée. Les personnes sollicitées dans Curriculum vitae ont dans leurs lettres de motivation inventé des métiers nouveaux, des aspirations différentes qui correspondent à leurs envies, à leurs besoins, à leur personnalité, à leurs qualités. Ainsi on peut se rêver autre que ce que l'on est. Dans Tvfavela, par exemple, les enfants ont la possibilité de laisser libre cours à leurs identifications avec des personnages des télénovelas. J’ai imposé aux enfants de réécrire le scénario d’un épisode d’un télénovela en conservant l’ensemble de l’histoire et de sa chronologie mais en remplaçant les évènements par des situations qu’ils ont vécues. Transposées à l’écran, celles-ci deviennent improbables, la violence de la réalité apparaît comme des événements inventés (balle perdue, ...). La distance qu’impose l’écran fait basculer ces vies en fiction. Dans Complémentaire, de l'équation entre l'idée que l'on peut se faire de sa retraite et le parc, naît un sens métaphorique du lieu, mais aussi une dichotomie : l'impossibilité de jouir de l'instant présent et la propension toute humaine à se projeter dans un ailleurs et dans le futur. Le temps de travail souligne notamment avec les Emplois du temps japonais l’écartèlement de toute destinée humaine. Le travail est-ce “tuer le temps” ?, un “temps mort” , etc ? Autant d’idées qui participent à l’absurde destruction du temps.
OM — ll apparaît que tes pièces récentes introduisent une relation nouvelle à l’Histoire et à l’architecture. Qu’est ce qui relie ces oeuvres aux problématiques développées auparavant ?
EM — « Interroger à la fois la différence qui nous tient à distance d'une pensée où nous reconnaissons l'origine de la nôtre, et la proximité qui demeure en dépit de cet éloignement que nous creusons sans cesse.» Michel Foucault. L’histoire me permet de parler d’aujourd’hui avec une plus grande distance. Les photographies de Costumes folkloriques interrogent les notions que sont la « tradition » et le « folklore » par le biais de l'habillement. La tradition fige dans le temps des rites et des modes de vie qui semblent aujourd'hui obsolètes, le folklore, considéré souvent comme la caricature de cette tradition, représente un point de repère, une ultime résistance à l'uniformisation de nos modes de vie et à l'effacement progressif d'une mémoire identitaire. L'usage de la photographie numérique m'a permis d'accentuer la platitude de l'image : sans profondeur de champs. Tout semble être un collage. Dans Antikpool, j’ai choisi un site touristique car c’est l’un des derniers lieux où l’on conte (on compte le temps : les restes comptent par le poids du passé). En effet, le guide touristique apparaît telle la figure d’un conteur. Cette pièce vidéo traite du décalage entre les aspirations à revivre l'histoire antique et mythique et la façon de vivre aujourd'hui. Les traces de nos habitations d’antan ou celles d’aujourd‘hui conservent la temporalité d’un lieu pratiqué. « La rue dessinée par les urbanistes est transformée en espace par les marcheurs ». remarque Sato.
OM — L’autre aspect peut-être architectural dans ton travail pourrait être décelé dans le principe de recomposition de l’espace qui opèrent dans les pièces Catalogue de Mode et Gymnasium. Tu évoques ici des lieux tout à fait réalistes et codifiés (une rue, une salle de sport). Mais tes compositions proposent en même temps une forme de distorsion qui donne l’impression d’espaces infinis, un peu fantastiques, qui s’étendent en se répétant. Tout y devient interchangeable. Peut-être est-ce là la traduction d’une conformation sociale si forte que l’expression même du désir perdrait de sa singularité ?
EM — On peut avoir l’impression que l’identité est présente de manière établie dans les images. Cependant, derrière cette apparente stabilité, la juxtaposition d’exemples peut annuler ce sentiment même d’identité. On s’aperçoit alors que celle-ci est très fragile, qu’on peut la perdre ou en changer. Aussi, nous sommes chacun une somme d’identités mobiles.
OM — Les endroits dans lesquels tu travailles sont souvent des lieux de relégation – banlieues, favelas – ou des espaces publics qui n’ont pas le plus souvent de valeur intrinsèque forte. Aussi, tes oeuvres soulignent l’importance du réinvestissement de ces espaces par les habitants. Ce sont des lieux sans autre qualité que celle d’être « habités » justement, c’est-à- dire de tenir leur identité d’une tension entre des données humaines et urbaines. Tu exposes souvent à proximité des espaces de production de ton travail. Est-ce une volonté de poursuivre un processus de dialogue et de confrontation avec les habitants rencontrés, de t’investir à ta manière sur un territoire ?
EM — C’est une manière de questionner l’environnement de ces lieux d’exposition, de faire cohabiter le dehors avec le dedans. Aussi, il est capital que les modèles puissent facilement voir l’exposition. Costumes folkloriques a été réalisé avec très peu de moyen au Blanc- Mesnil : un appareil numérique bas de gamme pour donner à voir une image qui esthétise ces cités et la contre- plongée donne l’impression de voir les habitants comme des statues à l’effigie de héros. Par Gymnasium, j'ai fait le choix de cette salle de gym rouge et verte pour rendre hommage au Maroc, où a été exposée cette photographie dans le cadre d'une exposition collective à l'Institut français de Casablanca. Tout contexte où je vais est matière à questionner, afin de ne pas clôturer par une signification univoque mes travaux, mais interroger de manière générale sur ce qui de la culture locale, ou d’un mode de vie universel, détermine l’identité.
OM — Je retrouve l’idée « d’événements de faible intensité » dans tes propositions, un événement vient bousculer le continuum de la vie quotidienne. Mais on sent que c’est tout autre chose que l’événement médiatique autour duquel se structure aujourd’hui la télévision ou la presse, que c’est quelque chose de discret dans le sens chimique du terme : à faible dose. C’est un léger décalage, une petite différence, un détail que tu introduis et d’un coup qui nous fait prendre conscience à la fois d’une réalité mais aussi de la manière dont nous regardons l’ordinaire, dans son apparente banalité. Ces images sont extraordinaires de manière très simple dans le sens où elles nous introduisent à la complexité de l’ordinaire. Dans le même ordre d’idée, j’ai envie de dire qu’elles sont aussi légèrement exotiques.
EM — Tout se passe assez vite. Ma manière d’être dans l’urgence me positionne de fait dans l’instant et dans l’obligation de construire avec ce qui est déjà là. Je suis toujours étonnée que les personnes sollicitées acceptent aussi facilement d’être prises en photo. J’ai souvent l’impression de leur proposer une parenthèse, ce « micro événement » dont tu parles, qui interrompt le flot de leur vie pendant le temps très court de la prise de vue. Cela provoque un recul qui les place alors un peu en spectateurs de leur propre vie et, dans le temps suspendu de la question que je souhaite transmettre. « L’extraordinaire » comme tu le qualifies, m’excite (au sens étymologique : sortir de soi), celui des vies de toutes les cultures et échelles sociales que je traverse, et dont certaines peuvent paraîtrent exotiques pour d’autres.