AVIS DE SITUATIONS
Cédric Shonwald,
critique d’art
Contre toute taxinomie, contre toutes les façons de figer l’Autre, les parcours s’érigent en sols mouvants, déstabilisants. Pour autant, se raconter, confier son propre changement d’état revient aussi à brosser la fiche chaotique d’une identité impermanente, un avis de situations. Le pluriel se fait ici signifiant, car les acteurs des mises en scène d’Elsa Mazeau sont les personnages d’une fable qui les voit changer de situations.
Borie est le projet le plus manifeste à cet égard. L’artiste a rencontré des Britanniques qui ont fait le choix de vivre leur retraite en Dordogne. Ces heureux immigrés, élèves appliqués d’une certaine forme d’assimilation, se font les scrupuleux apprentis de la culture vernaculaire périgourdine, à commencer par la langue occitane. C’est dans cette langue arrondie d’un bel accent d’anglophones qu’ils se narrent par les lieux qui les ont conduits là. Là, où ? Là, devant ces cahutes de pierres sèches empilées qu’on nomme bories. Ironiquement, l’identité vernaculaire offre parfois elle-même des contours pour le moins imprécis : ces abris se retrouvent dans une vaste zone correspondant à ce que l’on peut qualifier de « Sud de la France », mais où chaque sous-région semble s’en faire une spécialité. De plus, l’origine historique des bories est aussi indéterminée qu’elle est discutée. Quoi de mieux, somme toute, que ces lieux d’accueil aussi particuliers qu’ils sont génériques pour abriter le temps d’une pose des individus pris d’un fort désir local, dont les trajets de vie emblématisent aussi la mondialisation. Se cherchant elles-mêmes à travers leurs nouvelles racines (plutôt qu’au travers de leur déracinement), ces personnes radicantes jouent avec les bornes de l’identité pour en estomper la netteté dans le mouvement. Si dans la série de portraits photographiques qui en résulte, les abris forment des écrins qui pourraient un instant sembler pétrifier ces Périgourdins d’adoption dans leur nouvelle situation, leurs propos amplifiés viennent troubler toute perception par trop univoque. L’Occitan nous y perd et l’on ne se raccroche qu’aux termes irrédentistes que l’idiome local ne peut quasiment pas affecter : Californiá, Nigeriá, Vancouver, Nepal etc. Ainsi, un parcours rendu complexe par le truchement d’une « barrière linguistique » nous propose-t-il dans le même temps l’accès simple et immédiat à une succession de stations. Ainsi les situations dont nous avisent ces sexagénaires britanniques nous ménagent-elles le trouble d’une salutaire pluralité de lectures.
L’opacité comme atout du filtre linguistique se conjugue dans Antikpool à un puissant effet anachronique. Cette fois ce sont des touristes (quoi de plus migrant qu’un touriste ?) surpris dans une phase de flottement, dans un état stationnaire, presque nus en contexte thermal. Plus précisément, il s’agit d’un site dont la singularité est d’intriquer très volontairement l’authentique au factice pour le triomphe du factice. Des fragments de ruines antiques de Hierapolis (Turquie), ville d’eau du IIe siècle avant JC, ont été déplacés de quelques mètres pour donner un cachet antique au bassin de baignade d’un complexe touristique local. Les touristes s’y prélassent comme des poissons en un bel aquarium. L’effet animal est accentué dans le dispositif d’exposition multiécranique par lequel Elsa Mazeau semble placer le spectateur lui-même dans un environnement aqueux. Les trois images vidéo présentent des corps sans visages dans une eau verte et trouble en une quiétude seulement perturbée par un récit qui cette fois s’affiche. Comment sont-ils arrivés là ? Si la question est sensiblement la même que dans Borie, la destination ne semble pas ici un destin ou une issue. Le touriste ne renouvelle pas ses racines, il est plutôt continûment en état stationnaire, flottant comme en l’eau soufrée au gré de décors changeants. Dans Antikpool, comme de juste, ils répondent en latin, et c’est là l’anachronisme qui complique le projet tout en lui donnant son titre. Ils s’attardent sur les moyens qui peuvent conduire sur un site aussi touristique. Ceux-ci surnagent par-dessus la langue morte car le latin ne peut connaître interrail, stop, Erasmus, Eurolines ou encore chirurgie esthétique, liposuccion, tourisme solidaire, sida, écologie. De nouveau, un avis sur soi s’édicte pour transcender des états, des situations. Langue impériale, le latin transpire l’universel et l’hégémonie. Les scories de l’individu brouillent cette médiation objective, le sida demeure, et la liposuccion persiste, il y a bien quelqu’un de précis en ces stations.
Incompréhension, frictions de modèles sociétaux, Lotissement oppose un ancien monde (rural) à l’actuel (« néorural »). Ici, le décalage des situations correspond aussi à une distinction entre ceux qui les vivent. D’une part, les paysans qui articulent verbalement la raison d’une époque, leur avis, en se souvenant de l’ancien temps. D’autre part, le portrait en creux (par l’habitat) des nouveaux arrivants. Elsa Mazeau réalise une extension virtuelle d’un lotissement à même un champ de blé. Elle accentue encore, si besoin était, l’inversion progressive d’un rapport : dans les zones périurbaines (comme ici aux confins de l’agglomération toulousaine) les blés se sont faits rares et les maisons pullulent, toutes pareilles. Des éléments rapportés (par l’image) des bâtisses standardisées de la ruée pavillonnaire en rajoutent une couche à même des châssis en forme de tente. Où réside l’authentique ? En quoi réside le factice ? Au-delà de sa dichotomie apparente, le projet Lotissement, n’érige pourtant pas un monument à la raison paysanne, il souligne d’abord le changement sans se risquer à quelque conclusion que ce soit quant aux identités.
Enfin, Chez ouat, à l’instar de Lotissement et de Borie, évoque la relation à l’habitat comme comprise entre une généricité et une singularité. D’un immeuble aussi monumental qu’il est raidement partitionné, émanent les divers avis des résidents. L’artiste, fidèle à ses protocoles, demande aux hôtes de cette barre leur avis sur ce lieu de vie mais aussi leurs envies de possibles autres lieux. Le jeu entre cette situation bien réelle et celle qu’on s’invente est cette fois porté par les voix d’une vingtaine de langues. Contre toute attente, l’écart entre le ressenti et le fantasme est ténu. La dystopie que semble parachever l’urbanisme concentrationnaire des « grands ensembles » n’est que peu perceptible et l’ailleurs fantasmé (d’abord par l’artiste, puis par le public) ne s’avère être bien souvent qu’un mieux du même lieu. Alors, le visiteur se voit quelque peu bousculé dans ses présupposés par le dispositif même : il doit, pour implémenter cette œuvre interactive se rapprocher de l’image vidéo aidé d’un faisceau lumineux. En désignant par ce double engagement les autochtones de la barre sans nom à mesure qu’ils apparaissent à leur balcon, il amplifie le son de leurs monologues. La diversité des langues l’impressionne tout en le mettant à distance. Une seconde lecture de l’œuvre lui donne accès au sens de ces états des lieux, il peut lire la série des transcriptions écrites et traduites en français de ces récits de vie. Dès lors, c’est la diversité des perceptions du même endroit qui surprend. Dans Chez ouatcomme dans les trois autres projets ici évoqués, la simplicité apparente de la première intention laisse vite place à la complexité des situations. De l’apparente fixité des structures et des individus qui en dépendent sourdent des lois non déterministes, un trouble, une dynamique sans axe précis. Laissé libre, l’avis donné par chacun sur sa propre situation trouve le plus souvent les moyens d’un pluriel : celui d’une échappée réelle et imaginaire des bornes du soi.
Nous bornerons notre propos à l’analyse de quatre œuvres réalisées entre 2009 et 2010 : Antikpool (2009), Borie (2009), Lotissement (2010) et Chez ouat (2010).
Au sens, popularisé en art par Nicolas Bourriaud dans Radicant (2009), d’organisme « qui fait pousser ses racines et se les ajoute, au fur et à mesure qu’il avance ».